Dans tout voyage, on fait des rencontres. À Livourne, j’ai retrouvé un peu de Venise, traversé une place Anita Garibaldi, croisé de célèbres livournais comme le grand Duc Ferdinand, Montefiore, Benamozegh, et plus particulièrement, Amedeo Modigliani.
Dans le quartier Venezia, il y a des canaux comme à Venise. On y voit les reflets des maisons et du ciel, le soleil rasant, on y sent les mêmes effluves salées.
C’est à Ferdinand de Medicis (on dit Meditchi), un grand duc tolérant, généreux, cultivé qu’on doit ces canaux et le port de Livourne (qui est devenu un des plus importants de la Méditerranée). Il est également le créateur de la célèbre Villa Médicis qu’il a rempli de ses riches collections.
À l’époque de la barbarie de l’inquisition espagnole, il a été un des rares en Europe (avec la ville d’Amsterdam) à accueillir les Juifs persécutés par à peu près tout le monde, des cosaques aux anglais, des portugais aux rois de France.
À contre-courant de l’antisémitisme régnant, Ferdinand a fait paraître un décret autorisant les Juifs à s’installer dans son duché en jouissant de tous les droits : pratiquer leur religion, exercer le métier qu’ils veulent, habiter où bon leur semble (Livourne est la seule ville à ne pas avoir de ghetto). La communauté juive qui s’y installe s’enrichit en commerçant avec les autres ports de la Méditerranée. Elle exporte des tissus, du corail, du tabac, du papier.
Développant puissamment l’imprimerie, c’est dans les ateliers livournais que vont être imprimés des livres importants comme L’Encyclopedie de Diderot et la plupart des livres en hébreu jusqu’au début du vingtième siècle.
Rare cité au monde où les Juifs n’ont pas été victimes de persécutions jusqu’en 1942, Livourne regroupe une communauté qui a représenté au dix-huitième siècle jusqu’à cinq mille personnes (10% de la population).
La synagogue, la plus belle d’Europe, bâtie en 1603, sera détruite par les bombardements de la seconde guerre mondiale (qui ont touché une très grande partie de la ville). La nouvelle synagogue, bâtie au même endroit en 1962 par l’architecte romain Angel di Castro, est d’un style hyper moderne inspiré par la tente qui aurait abrité l’Arche d’Alliance (l’extérieur fait penser à un vaisseau spatial).
Dans un quartier proche, le Musée hébraïque présente de beaux objets liturgiques dont des sephers du seizième siècle et une grande armoire ouvragée en bois doré venue d’Espagne.
La « Nazione Ebrea Levantina » va donner naissance à de nombreux intellectuels, de grands rabbins kabbalistes comme Élie Benamozegh (dont Lacan a été un grand lecteur), ainsi que des bâtisseurs de culture comme Moïse Montefiore, un livournais au destin exceptionnel. Anobli par la Couronne d’Angleterre, il va jouer un rôle décisif dans la défense des Juifs et œuvrer pour l’amélioration de leur statut. Pour adoucir les sanctions et humiliations dont ils sont victimes, Sir Montefiore intervient dans toute l’Europe, dans les pays ottomans et au Maroc. Il est considéré comme le précurseur de l’Alliance Israélite Universelle qui dispensera des écoles dans toute l’Europe pour alphabétiser les jeunes Juifs et en faire des citoyens « modernes et éclairés ».
L’autre célébrité de Livourne, c’est Amedeo Modigliani, dit Dedo par sa famille et les livournais. À sa naissance, son père, riche financier juif d’origine sépharade est ruiné, la légende raconte que ce même jour, les huissiers ont emporté tous les meubles de la maison. Enfant maladif, Amedeo sera soigné pour la typhoide et la tuberculose. Sa famille d’intellectuels brillants (mère parlant plusieurs langues, traductrice de D’Annunzio, écrivain et spécialiste de la littérature italienne, tante et grand-père qui l’initient à la philosophie, etc.) lui donnera le goût de la réflexion, de la poésie et de l’art. Dès l’âge de quatorze ans, il se destine à la sculpture en se formant à l’Académie de Florence.
À dix-huit ans, il rejoint Paris où il survit des maigres subsides que lui envoie sa famille. Au Bateau-lavoir, puis à la Ruche, il rencontre Picasso, Soutine (qui devint son meilleur ami), Max Jacob, Cocteau, Juan Gris, etc. Avec Brancusi, il parfait sa technique de sculpteur. Influencé par l’art nègre et cambodgien, il simplifie les formes des visages, les réduisant à des ovales presque abstraits tout en étirant les nez et les cous.
Son état de santé, ses poumons fatigués par la poussière, l’obligent à abandonner la sculpture pour le dessin et la peinture.
Dessinateur de génie, rapide et précis, il fait à Paris des dizaines de dessins qu’il donne ou vend en échange d’un repas ou d’un verre, et, dès qu’il reçoit un peu d’argent de sa famille, il en fait profiter ses amis.
Beau, élégant, naturellement séduisant, surnommé Modi (le maudit), il déclame des vers de Dante ou des passages entiers des Chants de Maldoror de Lautréamont, un livre qu’il garde toujours dans sa poche.
Il a de nombreuses maîtresses, vit avec une poétesse britannique pendant deux ans, puis une sculptrice russe avant de rencontrer l’amour de sa vie, Jeanne Hébuterne, une étudiante en art qui pose pour Foujita.
Menant la vie de bohème, de peintre fauché parisien, il s’alcoolise, fume du haschich, de l’opium au détriment de sa santé qui se détériore rapidement.
Son marchand et mécène Jborowski l’envoie se reposer à Nice où sa fille naît. Un an plus tard, en 1920, il s’éteint à l’âge de trente cinq ans, épuisé par une méningite. Jeanne se suicidera peu après.
Amedeo Modigliani n’aura peint pratiquement que des portraits (seulement quatre paysages dont trois à Nice), des portraits aux longs nez, aux cous démesurés avec une apparence de fragilité alanguie.
Pourquoi ces yeux vides, ces orifices où on distingue parfois ce qu’il y a derrière (la couleur du mur), comme s’ils n’étaient que des masques. Or, dans certains portraits, le visage a des yeux, un regard. Pourquoi des yeux à ceux-là et pas aux autres ? Quelquefois un œil seulement est peint, l’autre vide.
Rien ne permet d’expliquer ces choix. En tous cas, pas la personne : Jeanne ou Paul Guillaume (son ami et collectionneur) ont des portraits avec et sans yeux. Pas la période non plus : la même année, il peint plusieurs modèles indifféremment avec et sans yeux.
Modigliani sème le doute, l’incomplétude, l’étrangeté. Mais l’émotion est toujours là et chacun des regards de ses modèles se pose sur nous avec une bienveillance détachée.
Ces portraits sont ceux d’êtres qui pensent, d’êtres en train de penser. Ils nous entraînent dans un jeu de miroirs dérangeant, nous plaçant en position de voyeur, comme si on forçait une intimité.
Dans les quelques photos que nous avons de l’artiste, il a un regard direct, franc, avec un rien de désespoir. Il nous observe comme ses personnages nous regardent.
Dans son autoportrait réalisé juste avant son décès, il se présente en jeune peintre, une palette très colorée à la main, une belle écharpe pâle autour du cou. Mais ses yeux sont vides, on dirait qu’il regarde en lui-même, un léger sourire sur ses lèvres rouges.
Ses nus sont très attirants (à part son Nu Souffrant, rare nu sur ce thème avec « Sorrow » de van Gogh). On a presque envie de toucher ces chairs rondes aux couleurs chaudes. Ces belles femmes semblent offertes au regard, et plus, si affinités. Érotisées mais jamais vulgaires, tels des maîtresses dans l’attente.
Les portraits de Modigliani ne racontent pas une vie, mais des états d’âme.
Autres rencontres livournaises :
Anita Garibaldi a une place à son nom à Livourne. C’est assez rare et une reconnaissance méritée pour celle qui accompagna Joseph dans ses aventures et fut comme lui une « héroïne des deux mondes ».
Sur une autre place, la statue du peintre Giovanni Fattori a une bonne tête à moustaches. Il fut directeur de l’Academia di Belli Arti de Florence au temps où Modigliani a fait ses premières études. Le Musée civique de Livourne qui porte son nom, expose ses grandes fresques de batailles et ses paysages de la Maremma, des marais avec gardians et troupeaux de taureaux.
J’y ai découvert aussi les superbes portraits peints par Vittorio Matteo Corcos dont je connaissais le nom car il avait exposé dans la galerie de Théo Van Gogh à Paris.
Dans un bâtiment annexe est présentée l’exposition de Maurizio Biagini, un peintre contemporain de Livourne. Son exposition « Livourna Approssimativa », montre des toiles où, à la manière de Warhol, il réalise plusieurs versions d’un thème comme celui de la célèbre statue livournaise des « Quatro mori ».
Travaillant sur les ombres puissantes qu’il cerne de grands aplats de peinture blanche ou de couleurs vives, son expressivité montre une très grande liberté, une maîtrise du geste, de la tache et du décor simplifié à l’extrême. On lui doit aussi de beaux portraits comme celui de Modigliani ou ceux d’amis.
Une grande place porte le nom de Piazza Attias (nom de jeune fille de ma mère). Il s’agit probablement d’autres Attias d’origine espagnole qui ont dû s’implanter ici.
La ville est calme, on y mange bien et les couchers de soleil sur la mer sont éblouissants.